La pratique du breton de l'Ancien Régime à nos jours
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La thèse de Fañch Broudic en accès libre
En 1890 : une circulaire abusive ?
L'interpellation d'un groupe de Bretons, bons Français
Une centaine d'années après la Révolution, la crise qui se développe à partir de 1902 entre l'Église et l'État comportera, de manière inattendue, des implications linguistiques. Le conflit intervient dans le cadre d'un débat particulièrement aigu sur la laïcité et va durer trois ans, de 1902 à 1905. Il porte sur une question inscrite dès le début dans la perspective politique de la IIIe République : il s'agit en effet de poursuivre l'unification nationale déjà entamée par les lois scolaires et militaires des années 1880 et qui excluait « l'usage abusif du breton » pour la prédication et le catéchisme.
La première initiative en la matière est antérieure puisqu'elle date du 30 octobre 1890 et provient du directeur des Cultes du ministre de la Justice et des Cultes, Armand Fallières. C'est lui qu'Yves Le Gallo appelle « l'inamovible et monomaniaque Charles Dumay[1] » : en place depuis 1887, il le sera toujours au moment des événements de 1902. À l'automne 1890, il adresse donc « aux préfets des départements en situation de dissidence linguistique[2] » une circulaire « au sujet de l'emploi des dialectes locaux ou étrangers par les prêtres (de leur) département. »
L'on peut se demander si ce ne sont pas des Bretons qui ont eux-mêmes provoqué la rédaction de la circulaire Dumay. Trois jours avant sa publication en effet, le 27 octobre 1890, un « groupe de Bretons, bons Français » fait parvenir au ministre des Cultes le texte d'une pétition, ou plus exactement d'une « supplique ». La lettre qu'ils lui écrivent, disent-ils, le « fera peut-être sourire à la fin du XIXe siècle, mais elle n'en est pas moins bien importante pour notre province retardataire, et nous osons le dire pour l'intérêt même du gouvernement dans ce pays. »
Leur texte, manuscrit, est conservé aux Archives départementales du Morbihan[3], malheureusement sans les signatures. Il invitait le ministre à se faire « le défenseur de la langue française » en Bretagne et à « recommander au clergé, s'il doit continuer en Basse-Bretagne à parler en patois au prône, d'avoir du moins la complaisance de répéter les principales annonces dans la langue nationale. » La pétition, en réalité, n'incriminait pas seulement le clergé, elle concernait aussi les instituteurs, « afin qu'ils ne se contentent pas de l'enseigner (le français) dans les classes, mais qu'ils contribuent à sa propagation, en récompensant ceux de leurs élèves qui, par exemple, joueront en français et continueront à se servir du français en dehors des classes, ce que les Bretons ne font point dans les campagnes. »
L'emploi de dialectes locaux par les membres du clergé
Toujours est-il que les trois Préfets de Basse-Bretagne reçurent la circulaire du directeur des Cultes. On peut la considérer comme un texte essentiel d'autant plus qu'elle va servir de référence pendant quinze ans — en fait jusqu'à la séparation de l'Église et de l'État, en 1905 - pour « la politique d'anticléricalisme linguistique » du pouvoir[4], et qu'elle mérite, à ce titre, d'être citée intégralement :
« L'attention de mon administration a été appelée depuis longtemps sur les inconvénients qui résultent de l'emploi, par les membres du clergé, de dialectes locaux ou même de langues étrangères.
Je n'ignore pas que dans certaines parties de votre département où l'usage de la langue française n'est pas encore suffisamment répandu, les ecclésiastiques peuvent être obligés, pour se faire comprendre du plus grand nombre des fidèles, d'avoir recours dans leurs instructions et prédications, à des dialectes locaux. Mais il semble que les prêtres qui, en cette matière, devraient avoir à cœur de seconder les instituteurs publics et d'aider à la diffusion de la langue nationale, s'appliquent au contraire, à maintenir des coutumes qui, ainsi que l'expérience ne l'a que trop montré, peuvent n'être pas sans danger au point de vue de l'Unité française. Non seulement les mandements épiscopaux, les brochures religieuses, sont répandus en langue étrangère, mais encore, il se trouve des ecclésiastiques qui affectent de ne pas parler français devant un auditoire dont la majorité ne comprend cependant que le français, ou qui n'admettent à la première communion que les enfants pouvant réciter le catéchisme dans la langue locale.
Je crois devoir vous rappeler, Monsieur le Préfet, qu'en principe le budget de l'État n'a pour but que de rétribuer des services accomplis dans la langue nationale et dans l'intérêt français.
Si donc on peut tolérer qu'à titre exceptionnel et dans le cas où il ne lui est pas possible de se faire comprendre autrement, un prêtre se serve d'une langue autre que la langue française pour faire ses instructions et prédications, il n'est pas admissible que cette exception devienne la règle, et je n'hésiterai pas en ce qui me concerne à supprimer toute allocation sur les fonds de l'État aux ecclésiastiques assez oublieux de leurs devoirs pour affecter, de parti pris, l'exclusion de la langue française.
Je vous serais obligé, en conséquence, de ne pas perdre de vue ces instructions et de me signaler les ecclésiastiques contre lesquels mon action vous paraîtrait devoir s'exercer à ce point de vue[5] ».
Le texte de la circulaire Dumay est important, pour notre propos, à plusieurs égards, et navigue en permanence du linguistique au politique et du politique à l'idéologique :
• sur un plan linguistique, il reconnaît tout d'abord que l'usage du français « n'est pas encore » partout généralisé, ou plus exactement qu'il « n'est pas encore suffisamment répandu. » Mais cette situation, de son point de vue, est nuisible, sur un plan politique, puisqu'il ne s'agit de rien d'autre que de « coutumes qui peuvent n'être pas sans danger au point de vue de l'unité française. » La menace, certes, n'est qu'une éventualité, que marque bien l'utilisation combinée de la litote et du potentiel, mais elle constitue un risque, démontré par « l'expérience » et qu'il ne faut donc pas sous-estimer.
• il admet cependant, du même coup, que « les ecclésiastiques peuvent être obligés, pour se faire comprendre du plus grand nombre des fidèles, d'avoir recours dans leurs instructions et prédications, à des dialectes locaux. » C'est prendre acte de la réalité linguistique du moment dans les départements concernés. Mais tout en considérant que la majorité ou « le plus grand nombre » ne comprend pas la langue nationale, tout en concédant que le clergé ne peut guère procéder différemment, il l'accuse, sur un plan politique, de ne pas faire preuve de loyalisme et de civisme : la littérature religieuse est publiée en d'autres langues que le français ; « des ecclésiastiques » refusent de s'exprimer en français alors que « la majorité (de leur auditoire) ne comprend cependant que le français[6] » ; à la première communion ne sont admis « que les enfants » à même de « réciter le catéchisme dans la langue locale. » L'attitude du clergé est donc politiquement répréhensible, puisque, contrairement aux instituteurs publics, il n'adhère pas aux objectifs d'unification linguistique de l'État et qu'il se refuse de conformer son attitude sur la leur en n'aidant pas à la diffusion du français.
• sur un plan linguistique toujours, le texte de C. Dumay reconnaît qu'il existe bien des pratiques ou des « usages » linguistiques autres que le français. Mais la terminologie qu'il emploie pour les qualifier, quoiqu’incertaine, établit idéologiquement une hiérarchisation entre elles. Le français, bien sûr, est une langue, qui plus est « la langue nationale » : le terme « français » est cité à cinq reprises, soit seul, soit en association avec le mot « langue. » Les autres parlers, eux, ne sont pas nommés, ni donc identifiés. C'est d'ailleurs ce qui conduira, en 1903, l'Évêque de Saint-Brieuc, Mgr Pierre-Marie-Frédéric Fallières, à écrire ingénument au ministre : « cette circulaire avait-elle trait au breton ? Je l'ignore[7] ».
En fait, ces parlers peuvent avoir droit à la dénomination de « langue » au même titre que la « la langue française » : ainsi est-il une fois question dans la circulaire ministérielle de l'emploi d'« une langue autre que la langue française. » Mais l'adjonction d'un adjectif de localisation réduit ces « langues » à n'être que « locales », et les deux termes sont dès lors indissociables, au point que le second dévalorise le premier : dès que des langues sont qualifiées de « locales », elles sont considérées en fait comme des « dialectes locaux » — l'expression apparaît à deux reprises dans la circulaire - les deux termes étant censés se conforter pour en minimiser le statut[8].
Par contre, les langues également usitées dans d'autres pays ont toujours droit à l'appellation de « langues étrangères. » Leur statut, à l'extérieur, s'apparente légitimement à celui du français en France. Mais à l'intérieur du territoire national, il est illégitime d'en faire usage. L'utilisation courante d'« une langue étrangère » est donc assimilée à celle des « dialectes locaux » — ou vice-versa. Politiquement, l'usage ne saurait donc en être « tolér(é) qu'à titre exceptionnel » de la part du clergé, lorsqu'il n'est vraiment pas « possible de se faire comprendre autrement. » En aucun cas, cette exception ne doit devenir la règle.
Le gouvernement ne saurait tolérer…
En 1890, la IIIe République a donc fini d'élaborer sa politique linguistique. Après l'avoir mise en œuvre dans l'enseignement et dans le domaine de la conscription, elle voudrait y associer l'Église. Elle ne nie pas l'existence, sur le territoire national, d'autres langues que le français. Mais elle cherche à assurer la prédominance de l'une sur les autres.
L'école et l'armée ne suffisaient pas à cette tâche, à tout le moins n'allaient sans doute pas assez vite en besogne : c'est du moins ce que laisse entendre le Préfet des Côtes-du-Nord, en faisant allusion en 1901 « à cet état de choses dont le Gouvernement ne saurait tolérer la continuation vingt ans après la mise en vigueur de la loi relative à l'obligation de l'instruction primaire[9] ». Le pouvoir considère donc qu'il est du devoir du clergé de « seconder les instituteurs publics » dans leur tâche de diffusion de la langue nationale.
Dès lors il définit qu’« en principe[10] le budget de l'État n'a pour but que de rétribuer des services accomplis dans la langue nationale et — l'ajout de cette précision est également révélateur du contenu politique et idéologique de la démarche - dans l'intérêt français. »
Ce que l'on venait de définir comme devant être la règle générale ne souffrira bientôt aucune contestation. Lorsque le nouveau ministre de l'Intérieur et des Cultes, Waldeck-Rousseau, reprend les termes de la circulaire de 1890, et s'inquiète, le 26 janvier 1901, de l'emploi du flamand pour le catéchisme, dans le département du Nord, « il est, selon lui, incontestable[11] que le budget des Cultes n'est voté par les Chambres que pour la rémunération, en dehors, bien entendu, de toute la partie liturgique des offices religieux, des services faits dans notre langue nationale[12]… »
Deux ans plus tard, le Ministère des Cultes privait de traitement, pour l'exemple, quelques dizaines d'ecclésiastiques bretons, coupables, à ses yeux, d'« usage abusif du breton ».
Notes
[1] LE GALLO (Yves). - Basse-Bretagne et Bas-Bretons (1870-1918). In : Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne. Tome III. L'invasion profane / sous la direction de Jean Balcou et Yves Le Gallo. Paris : Genève : Champion-Slatkine, 1987, p. 18.
DUMAY (Charles Frédéric), écrivain et haut fonctionnaire français (1843-1906). Né à Paris, il est l'auteur de plusieurs satires et pièces de théâtre. Républicain et probablement franc-maçon à la chute de l'Empire, il est employé comme chef de bureau, à la Direction des Cultes, à partir de 1881. En 1887, il obtient la Direction générale des Cultes. « On était à la belle époque de la lutte contre le cléricalisme. Charles Dumay sut être à la hauteur de la tâche (…) Il fit de son mieux pour rendre la vie impossible aux ministres de la l'Église catholique ». Roman d'AMAT. Dictionnaire de biographie française. Paris : Letouzey et Ané, 1970, tome 12, p. 151.
[2] L'expression est à nouveau d'Yves Le Gallo, op. cit., p. 18.
[3] Archives départementales du Morbihan, série 1 V 19.
[4] Yves Le Gallo, op. cit., p. 18.
[5] Le texte de cette circulaire est conservé aux Archives départementales du Finistère, cote 1 V 56 ; à celles des Côtes-du-Nord, cote V 429 ; à celles du Morbihan, cote 1 V 19.
[6] Curieusement, le signataire du texte se réfère successivement au « plus grand nombre » qui ne comprend peut-être pas le français, et à « la majorité (qui) ne comprend cependant que le français… »
[7] Lettre de l'Evêque de Saint-Brieuc, Mgr Fallières, au ministre, non datée, en réponse à la sienne du 27 janvier 1903. Archives de l'Évêché de Saint-Brieuc, dossier « suppression de traitement des prêtres. » Dans la même lettre, l'Évêque déclare par ailleurs ceci, à propos de la circulaire de 1890 : « ce qui est certain, c'est qu'elle ne m'a été communiquée en 1890 ou plus tard ni par le Ministère des Cultes ni par la Préfecture. »
[8] Il faut reconnaître que la terminologie usuelle, à l'époque, et peut-être même encore quelquefois aujourd'hui, témoigne de beaucoup de confusion. Ainsi le quotidien « La Dépêche de Brest » utilise-t-il ce terme de « dialecte », en 1902, ce qui conduit un écrivain breton à lui adresser la réplique suivante : « La majorité des Bretons approuvent des deux mains la “Dépêche” de faire campagne pour le breton. Cependant quelques-uns font remarquer avec raison que l'expression dont elle se sert est inexacte : le “dialecte breton”, car il y a “quatre dialectes” bretons (Léon, Cornouaille, Tréguier, Morbihan). L'expression “langue” ou “idiome” serait plus correcte et plus vraie, car le breton, avec ses quatre dialectes, est une “langue.” Il ne faut pas craindre de le dire ». Cité par : JACOB (Yann). Les conflits à propos de la langue bretonne dans le diocèse de Quimper et de Léon au début du XXe siècle. Brest : UBO, 1981, p. 6.
[9] Lettre du Préfet des Côtes-du-Nord à M. le Président du Conseil, ministre des Cultes, 13 mai 1901. Archives départementales des Côtes-d'Armor.
[10] C'est nous qui soulignons.
[11] C'est toujours nous qui soulignons.
[12] Circulaire du Ministère de l'Intérieur et des Cultes, n° 9162, signée Waldeck-Rousseau, 26 janvier 1901, « au sujet de l'emploi du flamand dans l'enseignement du catéchisme ». Archives départementales du Morbihan, 1 V 19, et Archives départementales des Côtes-d'Armor, V 429.
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